Il m'est arrivé de résumer Maurice Leblanc, l'auteur d'Arsène Lupin, en en faisant un antisémite qui d'anarchiste est devenu patriote. C'est également le parcours d'un autre Maurice : Barrès. Jeune dandy parisien, il est tenté par la pensée anarchiste, puis il développe ses idées du Moi enraciné dans la tradition : il est sacré "Prince de la jeunesse" par les avant-gardistes de la littérature de l'époque, il révolutionne le genre du roman, est estimé par Blum et estime Jaurès, et restera encensé par Aragon et Proust. Mais il développe de plus en plus des idées nationalistes et antiparlementaires, et est hanté par l'image de Bonaparte qu'il croit reconnaître dans le général Boulanger (qui a failli faire basculer la IIIe République vers une dictature populiste), dans Maurras (de l'Action française, royaliste et antisémite) et dans Déroulède (qui tentera un coup d'état). Elu à l'Académie française, Barrès représente à présent le notable, et sera moqué par le Mouvement dada et par les surréalistes (sauf par Aragon).

L'Histoire ne retiendra que ses deux prises de position suivantes :

a) Durant l' Affaire Dreyfus, il préfère défendre l'ordre et l'image de l'armée, quitte à laisser condamner un innocent, et comme cet innocent est Juif, il y va de son discours antisémite. Blum sera très peiné que son idole Barrès prenne la tête des antidreyfusards. Autre chef des dreyfusards, Proust dédicacera quand même un de ces livres à Barrès vers 1920. Il faut dire que même si l'Affaire Dreyfus a coupé la France en deux et a eu des conséquences politiques importantes encore jusqu'à aujourd'hui, dans la vie de tous les jours, la majorité des Français se sont vite réconciliés : le nouveau secrétaire et la maîtresse de Barrès avaient été des dreyfusards !

b) Durant la Première Guerre mondiale, il sera la voix qui encourage les Français à monter au front. Même s'il a agi pour aider les soldats en faisant voter des aides sociales et en défendant leurs intérêts face aux critiques de l'arrière-front, il restera pour ceux de l'époque le chantre de la boucherie, et sera hué par la foule lors du défilé de la victoire en 1918.

Durant les dernières années de sa vie, l'aura artistique de Barrès décline : c'est qu'arrive la nouvelle vague (Apollinaire, Breton), et l'ancienne vague, surtout les critiques catholiques, n'apprécie pas la liberté que prend Barrès en écrivant Les Jardins sur l'Oronte. De plus et surtout, les deux affaires politiques (a et b) enterreront le souvenir de Barrès : la littérature ressuscite de plus en plus l'œuvre des opprimés, des maudits (Baudelaire), et l'image d'académicien et de député qu'avait Barrès ne plaît plus.

Actuellement , soit le nom de Barrès n'évoque rien, soit il rappelle le vague souvenir d'un militariste nationaliste antisémite. Il reste l'objet d'étude de quelques intellectuels (de droite et plutôt vieille France catholique). Il demeure une référence pour quelques contemporains (François Mitterand, le Front national).

Il a une rue à Metz (la plaque indique "Maurice Barrès, patriote lorrain", et non "écrivain"...), un monument à Charmes (où il est né) et un autre, vraiment monumental, sur la "Colline inspirée" (lieu du plus célèbre de ses romans), et aussi un collège à Charmes : certains aimeraient bien rebaptiser cette école, trouvant honteux qu'un lieu pédagogique et républicain puisse rappeler des idées à ne pas enseigner aux enfants.

Faut-il interdire Barrès ? Ce serait lui offrir une nouvelle tribune posthume, comme à chaque fois que la censure s'en mêle : voyez les versets de Rushdie, ou la dernière tentation du Christ de Scorcese (ou pire, celui de Gibson...) !

Bien que je n'aime pas le personnage de Maurice Barrès, reconnaissons que la Colline inspirée est un très bon livre. Les Jardins sur l'Oronte sont par contre d'un kitsch hollywoodien digne d'un minable soap opera.

La sœur et le beau-frère de Maurice Leblanc, Georgette et Maurice Maeterlinck*, tenaient un salon littéraire que fréquentaient Maurice Barrès, Rodin, Anatole France*, Jules Renard, Mallarmé*, Oscar Wilde...

(* = dreyfusards).

Les héritiers de Barrès, selon sa biographe, Sarah Vajda :
Aragon, Malraux, Mauriac, Montherlant, Camus, Drieu La Rochelle. Le premier était communiste, le dernier d'extrême-droite.
Malgré l'Affaire Dreyfus, Barrès conservera l'estime de Léon Blum et d'Anatole France, et l'affection de Marcel Proust et d'Anna de Noailles.
Anna de Noailles : poétesse, dreyfusarde. Amie de Barrès, de Colette, de Cocteau. Traduite par Rilke.
L'AVIS D'UN EDITORIALISTE DE L'EPOQUE